« (...) [ces] personnages de la scène médiatico-politique qui (...) miment la figure et le rôle de l'intellectuel (...) ils ne peuvent donner le change qu'au prix d'une présence constante dans le champ journalistique (...) et y importent des pratiques qui, en d’autres univers, auraient pour nom corruption, concussion, malversation, trafic d’influence, concurrence déloyale, collusion, entente illicite ou abus de confiance et dont le plus typique est ce qu’on appelle en français le "renvoi d’ascenseur" ». Pierre Bourdieu, « Et pourtant », Liber n°25, décembre 1995.

mercredi 31 août 2011

Célébration (d'une biographie) de Pierre Nora (et auto-célébration d'un microcosme).

Un « savant » sans oeuvre mais avec thuriféraires.

La parution en février 2011 d'une biographie de Pierre Nora présentée par son éditeur (source: http://www.editions-perrin.fr/fiche.php?F_ean13=9782262033798) comme un « portrait totalement inédit du grand manitou de l'histoire et des sciences humaines en France depuis un demi-siècle », donne l'occasion aux éditocrates qui se piquent de culture de célébrer Pierre Nora, cet « éditeur de légende, professeur adulé, architecte proustien des Lieux de mémoire, académicien et directeur de la revue Le Débat » (source: http://www.lepoint.fr/livres/l-homme-memoire-10-03-2011-1305318_37.php).

A presque 80 ans Pierre Nora a accumulé une série de titres et de trophées qui le désigne pour faire l'objet de mondains exercices d'admiration:
_ fondateur et/ou directeur des collections:
« Archives » chez Julliard à partir de 1964,
« Bibliothèque des sciences humaines » chez Gallimard à partir de 1966,
« Témoins » chez Gallimard à partir de 1967,
« Bibliothèque des histoires » chez Gallimard à partir de 1970.
_ co-fondateur de la revue « Le Débat » chez Gallimard en 1980.
_ directeur d'études à l'EHESS depuis 1977 (l'EHESS a eu comme président de 1977 à 1985 François Furet, un ex beau-frère de Pierre Nora)
_ co-fondateur, avec, entre autres, son frère Simon Nora et son ex beau-frère François Furet, de la fondation Saint-Simon (voir: http://www.monde-diplomatique.fr/1998/09/LAURENT/10967.html)
_ membre de l'Académie française depuis 2001 (à laquelle a appartenu feu son ex beau-frère François Furet).
_ Commandeur de la Légion d'honneur
_ Officier de l'ordre national du Mérite
_ Commandeur des Arts et des Lettres

Les raisons microcosmiques d'une célébration

Pierre Nora étant actif chez Gallimard depuis plus de 45 ans il n'est pas surprenant que sa biographie soit célébrée dans la presse par des gens qui ne sont pas étrangers à cette maison d'édition:

_ Dans Le Nouvel Observateur du 17 février Jérôme Garcin (voir: http://www.acrimed.org/article3527.html) consacre trois pages à « ce livre passionnant » et nous apprend que Pierre Nora « incarne l'âge d'or des sciences humaines ».
La quasi totalité des ouvrages (dont le dernier en date sorti en février 2011 (voir: http://www.acrimed.org/article3553.html) de Jérôme Garcin est éditée par Gallimard. Par ailleurs, Jérôme Garcin est l'un des directeurs délégués du Nouvel Observateur, un magazine dont la « Chief Editor of the Business section »  (source: http://www.linkedin.com/pub/dominique-nora/5/59a/107) est Dominique Nora, fille de Simon Nora et donc nièce de Pierre Nora.

_ Dans Le Monde daté du 25 février Antoine de Baecque nous informe que Pierre Nora « a fait l'âge d'or des sciences humaines ».
Quatre des ouvrages d'Antoine de Baecque sont parus chez Gallimard, et il dirige la collection « Le temps retrouvé » au Mercure de France qui est une filiale de Gallimard. Antoine de Baecque a aussi publié trois articles dans la revue Le Débat.

_ Dans Le JDD du 26 février Bernard Pivot se confesse: « En lisant la biographie intellectuelle de Pierre Nora par François Dosse, j’ai eu la confirmation des raisons pour lesquelles, lors de ma dernière année d’Apostrophes, j’ai accepté, d’abord en traînant les pieds, en renâclant, puis avec un plaisir grandissant, de répondre à ses questions sur mon aventure à la télévision (Le Métier de lire [livre paru chez Gallimard et dont l'intitulé complet est: Le métier de lire : Réponses à Pierre Nora, D'Apostrophes à Bouillon de culture]). C’est qu’on ne résiste pas à Pierre Nora. Il en a circonvenu de bien plus coriaces que moi. Son charme, son intelligence, sa culture, son opiniâtreté, son humour. Et ce je ne sais quoi qui fait qu’on éprouve l’irrésistible envie de devenir son ami. »
Bernard Pivot a aussi publié deux articles dans la revue Le Débat.

_ Dans le magazine L'Histoire de février et sur son blog Pierre Assouline publie le même article dans lequel il considère Pierre Nora comme « " la" personnalité incontournable de l’intelligentsia dans la France de ces dernières décennies ».
Pierre Assouline a publié neuf livres chez Gallimard (le dernier en 2010) et un article dans la revue Le Débat.

_ Dans L'Expansion du 14 mars Bernard Poulet qualifie la biographie de Pierre Nora de « portrait d'un homme attachant qui se lit avec bonheur ».
Bernard Poulet a eu le bonheur de publier sept articles dans la revue Le Débat ainsi qu'un livre dans la collection « Le Débat » de Gallimard.

_ Dans Le Point du 17 mars Alain Duhamel titre son article « Le gouverneur des idées » et qualifie Pierre Nora de « grand sachem des sciences humaines ».
Alain Duhamel a vu cinq de ses livres réédités chez Gallimard en collection de poche Folio actuel, a publié trois articles dans la revue Le Débat et a été membre de la fondation Saint-Simon (voir: http://www.fondation-copernic.org/spip.php?article106).

_ Dans Libération du 14 avril Eric Aeschimann affirme que « Pierre Nora occupe depuis quarante ans une place centrale dans la vie des idées ».
Eric Aeschimann a publié un article central dans la revue Le Débat et figure au sommaire de « De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? Enquêtes 1980, 2010 », un ouvrage collectif paru chez Gallimard en 2010 et dont Pierre Nora cosigne la présentation.

Mais il n'est pas nécessaire d'être publié par Gallimard pour louanger Pierre Nora.
Ainsi dans Le Point du 10 mars Jean-Paul Enthoven (ancien journaliste au Nouvel Observateur) nous explique laconiquement qu'il n'est « Pas facile, à tous égards, de rendre compte d'une biographie consacrée à un ami dont la vie, depuis si longtemps, n'a cessé de croiser la mienne. Et encore moins facile, sans passer pour un flagorneur, de souscrire aux éloges qui s'y déversent en torrent. Mais le fait est : Pierre Nora, éditeur de légende, professeur adulé, architecte proustien des Lieux de mémoire, académicien et directeur de la revue Le Débat,est bel et bien, de son vivant, le sujet d'un ouvrage monumental, quasi tombal, et bien plus volumineux que son oeuvre propre. »
Souhaitons qu'après cet article, l' ancien beau-père de Carla Bruni qu'est Jean-Paul Enthoven continuera à publier ses ouvrages aux éditions Grasset dont l'actuel président du directoire est Olivier Nora, fils de Simon Nora et donc neveu de Pierre Nora.
Notons que le fils de Jean-Paul Enthoven, Raphaël Enthoven, a publié deux livres chez Gallimard et deux articles dans la revue Le Débat.

Techniques de célébration d'un « savant » sans oeuvre

Pourtant, ses thuriféraires le reconnaissent:
« [Pierre Nora] n'a pas d'oeuvre » (Antoine de Baecque),
«  il n'a signé, comme seul auteur, qu'un livre, jamais réédité "les Français d'Algérie", en 1961 » (Jérôme Garcin),
« cet historien, qui n’a écrit qu’un seul ouvrage, Les Français d’Algérie (1961) » (Bernard Pivot), « [Pierre Nora] n'a pourtant, à son actif, que d'innombrables articles et un seul vrai livre, Les Français d'Algérie, qu'il publia jadis » (Jean-Paul Enthoven),
Alain Duhamel parle de « son unique livre, "Les Français d'Algérie" ».
Qu'à cela ne tienne, les admirateurs de Pierre Nora ont à leur disposition des ressources pour célébrer celui que Jérôme Garcin qualifie de « démiurge tentaculaire ».

_ Et tout d'abord un usage intensif de « descriptions » de « l'homme » Pierre Nora et d'attribution de qualités:
« un homme de style », « sa tolérance », « son écoute », « sa curiosité », « le style élégant qui fait l'homme Nora », pour Antoine de Baecque,
« un homme libre », pour Alain Duhamel,
« son énigmatique personnalité, où sans cesse la fierté le dispute à la pudeur et la joie, à la mélancolie », « l'avantageux physique », « la " beauté " de ce " grand bourgeois de gauche " », pour Jérôme Garcin,
« la courtoisie, le charme et la puissance d'évocation qu'on lui reconnaît », « doté d'un esprit combatif que la polémique n'effraie pas », pour Pierre Assouline,
« Son charme, son intelligence, sa culture, son opiniâtreté, son humour. Et ce je ne sais quoi qui fait qu’on éprouve l’irrésistible envie de devenir son ami. », « si doué pour l'écriture », pour Bernard Pivot,
« unique en son genre », « L'homme est rapide, intuitif, travailleur, orgueilleux », « un styliste », « une générosité tissée de prudences et d'audaces », « un charmeur », pour Jean-Paul Enthoven,
« un homme attachant » pour Bernard Poulet,
« un homme inquiet et généreux » pour Eric Aeschimann,
« habile tacticien », « diplomate plein d'humour », pour Gilles Heuré dans Télérama du 28 février.

_ La pratique quasi-magique du name dropping (citations de noms connus) est un excellent moyen de « grandir » un personnage banal (cf les Mémoires d'un vieux con de Topor). Notre service des études a recensé dans les huit articles cités le nombre de fois que des personnes connues (pour leur oeuvre ou leur surface mondaine) ont été citées (à l'exception de Pierre Nora, Simon Nora et l'auteur de la biographie).
77 personnes connues sont citées.
Jérôme Garcin est celui qui fait le plus de citations de noms connus: 52. Il est suivi par Bernard Pivot (22), Pierre Assouline (18), Jean-Paul Enthoven (17), Alain Duhamel (16), Antoine de Baecque (13) et Gilles Heuré (11).
Parmi les personnes connues les plus citées on trouve Michel Foucault (10 citations), Marcel Gauchet et François Furet (7), Emmanuel Le Roy Ladurie et Louis Aragon (6), Pierre Bourdieu Fernand Braudel et René Char (5).

_ Liée au name-dropping il y a l'évocation d'une anecdote mettant en relation Pierre Nora avec un « grand nom », en l'occurrence Aragon.
« Aragon le [Pierre Nora] surnomme "Monsieur-notes-de-bas-de-page" » rapporte Antoine de Baecque,
«  Aragon l'a combattu en vain » rapporte Alain Duhamel,
« on y voit Nora ferrailler (...) affronter le monstre sacré et communiste Louis Aragon (…) qui le surnomme "Monsieur-notes-de-bas-de-pages" » rapporte Jérôme Garcin,
« L'apostrophe de Louis Aragon, le saluant un jour avec condescendance d'un "Monsieur Notes-de-bas-de-pages" » rapporte Gilles Heuré,
« celui qu’Aragon surnommait "Monsieur Notes de bas de page" » rapporte Pierre Assouline,
« le mépris d’Aragon, qui l’avait surnommé "Monsieur notes-de-bas-de-page" » rapporte Bernard Pivot.
A croire que cette algarade est le passage de la biographie (qui compte pourtant plus de 600 pages) qui a le plus marqué nos éditocrates.

_ Autre procédé de grandissement: l'attribution d'un « parrainage » sans postérité par un grand poète. Sont ainsi évoqués les liens de Pierre Nora avec René Char:
« les encouragements de René Char » (Antoine de Baecque),
« il aurait pu être poète (René Char l'y encouragea) » (Alain Duhamel),
«  du temps où il était poète et hypokhâgneux à Louis-le-Grand, il lança une revue, "Imprudence " dont (…) René Char [fut] l'amical protecteur » (Jérôme Garcin),
«  admirateur et protégé de René Char » (Bernard Pivot),
«  les très riches heures de son odyssée : des heures (…) poétiques sous l'influence de René Char » (Jean-Paul Enthoven).

Connectée à la célébration de Pierre Nora, il y a l'auto-célébration d'un microcosme.
En plus des liens relevés ci-dessus entre le célébré et ses célébrants on observe notamment la pratique de la circulation de l'éloge à l'intérieur d'un cercle assez amical:

_ Bernard Pivot, Pierre Assouline, Jean-Paul Enthoven ont encensé le dernier livre de Jérôme Garcin paru le même mois que la biographie de Pierre Nora.
_ Jean-Paul Enthoven expliquait en 2007 dans Le Point (source: http://www.lepoint.fr/archives/article.php/204934) qu'un récent ouvrage de Pierre Assouline «  possèd[ait]un vrai charme et un don prodigieux d'empathie ».
_ Le 13 février 2011 le dernier livre de Pierre Assouline est commenté dans Le masque et la plume, une émission produite et animée par Jérôme Garcin.
_ En 2006 dans Télérama (source: http://www.telerama.fr/livres/15997-rosebud_eclats_de_biographies.php) Gilles Heuré qualifiait de « beau livre » un ouvrage de Pierre Assouline et en 2007, dans le même journal (source: http://www.telerama.fr/livres/19895-le_portrait.php), il rend compte d'un « roman [de Pierre Assouline] nostal­gique dédié au regard ».
_ Le 23 mai 2010, Pierre Assouline (source: http://passouline.blog.lemonde.fr/2010/05/23/palme-dor-de-type-grec/) évoque dans son blog un ouvrage récent d'Antoine de Baecque: « une biographie riche, complète et sereine »
_ Le Nouvel Observateur du 31 mars 2011 publie les bonnes feuilles d'un livre de Bernard Pivot. A cette occasion Jérôme Garcin (source: http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20110329.OBS0467/extraits-pivot-de-a-a-z.html) loue: «La réussite du roi Lire ».
_ le 17 avril 2011, Pierre Assouline (source: http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/04/17/pivot-bernard-mesmotsrialiste/) rend compte du dernier livre de Bernard Pivot: « Pivot, c’est la pudeur faite homme. »

Et Jérôme Garcin, directeur délégué du Nouvel Observateur et écrivain publié par Gallimard, livre la vérité de tous ces échanges de bons procédés quand il s'auto-louange en écrivant à propos de la biographie de Pierre Nora«  (…) on croit lire un roman d'idées, comme on dit un roman d'aventures ou de cape et d'épée. Il se déroule dans tous les lieux de l'intellocratie parisienne, entre l'Ecole des Hautes Etudes, le Collège de France, Sciences-Po, le siège des Editions Gallimard, "le Nouvel Observateur", la Fondation Saint-Simon ».

Respectueux, nous laissons le mot de la fin à Pierre « post » Nora.
Interviewé par Le JDD (source: http://www.lejdd.fr/Culture/Livres/Actualite/Pierre-Nora-C-est-fou-comme-j-ai-peu-vecu-195059/) le 22 mai 2010 Pierre Nora explique: « « Le Débat a été fondé, en 1980, dans une atmosphère " post " : post-marxiste, post-structuraliste, post-Annales, post-totalitaire, post-lacanienne. On célébrait la fin des " ismes" et un monde neuf surgissait. (…) Nous avions lancé une enquête, en 1980, sur la génération montante, en interrogeant 24 penseurs sur l’avenir intellectuel. (…) ».
Et à la question « Quel regard portez-vous sur la trajectoire de la première génération interrogée? » il répond: « Ils étaient prometteurs, ils ont tenu parole. Alexandre Adler, Luc Ferry, François Ewald n’avaient rien écrit à l’époque. Ils sont toujours là. (...) ».
Alexandre Adler (voir: http://www.acrimed.org/rubrique296.html) éditorialise au Figaro, Luc Ferry a été ministre de Jean-Pierre Raffarin et prête à Michel Foucault (source: http://www.acrimed.org/article3560.html) une réaction à un livre paru après sa mort, François Ewald a été conseiller du Medef.

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